C’est un projet à la croisée de deux voix féminines majeures : Judith Godrèche s’apprête à adapter Mémoire de fille, l’un des textes les plus intimes et bouleversants d’Annie Ernaux. Ce roman autobiographique, publié en 2016, évoque l’été 1958 où tout bascule pour l’autrice, entre sortie du foyer familial, premières expériences et choc sexuel fondateur. Godrèche, déjà remarquée pour ses œuvres engagées et introspectives, signe ici son deuxième long-métrage. Une rencontre puissante entre écriture de soi et regard de cinéaste.
Un récit intime et universel en passe de devenir cinéma
Avec Mémoire de fille, Annie Ernaux explore l’énigme de son propre passé : celui d’une jeune femme de 18 ans découvrant la liberté, le travail, et la sexualité dans une colonie de vacances en Normandie. Ce récit, marqué par un événement traumatique — que l’autrice qualifiera des années plus tard de viol — est porté par une langue d’une justesse rare, entre mémoire, reconstruction et regard sociologique. Ce qui frappe dans le livre, c’est l’aller-retour constant entre la jeune fille qu’elle fut et la femme qu’elle est devenue. Un va-et-vient narratif qui pourrait offrir un découpage cinématographique fort, entre flashbacks sensuels et prises de conscience douloureuses.
Judith Godrèche, qui a récemment marqué les esprits avec Moi aussi et Icon of French Cinema, semble être la réalisatrice idéale pour traduire cette complexité à l’écran. Son cinéma, souvent engagé sur la condition féminine, interroge les violences systémiques avec sensibilité et audace. En s’emparant d’un tel matériau, elle prolonge un mouvement artistique et politique en faveur de la parole des femmes. Et elle le fait avec une finesse narrative qui, espérons-le, saura préserver l’équilibre si singulier de l’œuvre d’Ernaux.
Judith Godrèche : une voix féminine libre face au texte d’Annie Ernaux
Si Judith Godrèche a souvent été associée à des rôles d’actrice dans des films d’auteur, sa carrière de réalisatrice s’est peu à peu affirmée dans un registre plus personnel. Sa première réalisation, Toutes les filles pleurent, en 2010, portait déjà les germes de cette introspection féminine, oscillant entre fiction et vécu. Avec Moi aussi, son court-métrage présenté à Cannes en 2024, elle allait plus loin dans la dénonciation des violences et dans la mise en lumière du regard féminin sur le trauma.
Adapter Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, n’est pas un exercice anodin. Cela suppose une capacité à rendre à l’image la densité d’une écriture sans effets, sans pathos, mais terriblement percutante. Godrèche semble prête à relever ce défi avec une actrice principale tout aussi prometteuse : Maïwène Barthélémy, révélée dans Vingt dieux de Louise Courvoisier. Lauréate du César de la meilleure révélation féminine, elle prêtera ses traits à la jeune Annie — ou plutôt à celle qu’elle fut, qu’elle questionne, qu’elle tente de comprendre.
Une adaptation qui s’inscrit dans une époque avide de récits féminins
Ce projet de film prend forme dans un contexte culturel où les récits féminins autobiographiques trouvent un écho particulier. Le succès d’ouvrages comme ceux d’Annie Ernaux, mais aussi de cinéastes comme Céline Sciamma ou Alice Diop, démontre l’appétence du public pour des œuvres qui explorent l’intime avec exigence. Ce cinéma du “je” — à la fois politique, sensible et universel — redéfinit les contours de la narration féminine contemporaine. En s’y inscrivant, Judith Godrèche pose une pierre de plus dans cette architecture narrative en mutation.
Mémoire de fille n’est pas une histoire facile. Elle parle de consentement, de silences, de regards sociaux sur le corps féminin. L’adaptation devra jongler avec ces tensions, éviter l’écueil du didactisme ou de la reconstitution plate. Il faudra faire parler les non-dits, filmer l’ambiguïté, accueillir la gêne autant que la lumière. Si le film parvient à maintenir cette complexité, il pourrait devenir un jalon essentiel dans le cinéma français contemporain — à la fois miroir d’un passé et outil de compréhension du présent.
Une jeune génération d’actrices pour incarner la mémoire
Le choix de Maïwène Barthélémy dans le rôle principal n’est pas anodin. Nouvelle étoile du cinéma français, elle incarne cette génération d’interprètes capables de naviguer entre intensité dramatique et fragilité assumée. À travers elle, c’est tout un pan de la jeunesse actuelle qui pourra entrer en résonance avec la jeune Annie, ses incertitudes, ses élans, ses blessures. La narration pourrait d’ailleurs s’articuler autour de deux temporalités : celle de l’expérience, et celle du souvenir. On imagine déjà les contrastes visuels, les jeux de lumières, les silences qui en disent long.
Le tournage, prévu pour l’automne 2025, promet de mêler esthétique sobre et tension émotionnelle. Godrèche, fidèle à ses engagements, pourrait offrir aux spectateurs un espace de résonance, d’identification, mais aussi de catharsis. Car Mémoire de fille, en film comme en livre, n’est pas qu’un témoignage : c’est un miroir tendu à toutes celles et ceux qui ont vécu des fractures précoces, des premières fois floues, des souvenirs longtemps inexprimables.
L’adaptation de Mémoire de fille est plus qu’une œuvre de cinéma : c’est un geste de transmission. Entre deux femmes artistes, deux générations, deux regards posés sur un même récit. Annie Ernaux a écrit pour tenter de comprendre. Judith Godrèche filme pour que cette compréhension s’étende, se partage, s’incarne. À l’heure où le cinéma français se redessine autour de voix nouvelles, ce projet s’annonce comme un moment fort. Un hommage, mais aussi un prolongement. Car parfois, donner chair à la mémoire, c’est aussi réécrire le futur.