Depuis près d’un demi-siècle, Spike Lee bouscule, interpelle, électrise le cinéma mondial. À l’occasion de son retour triomphal à Cannes avec Highest 2 Lowest, l’heure est venue de (re)découvrir cinq œuvres majeures de ce maître du récit, du politique et du style, dont la caméra acérée continue de sonder les cicatrices de l’Amérique noire.
Naissance d’un auteur : She’s Gotta Have It (1986)
Avant d’être un phénomène Netflix, She’s Gotta Have It fut d’abord une déclaration d’indépendance, un manifeste en noir et blanc signé d’un jeune cinéaste nommé Shelton Jackson “Spike” Lee. Tourné avec un budget dérisoire, le film suit Nola Darling, artiste libre et insaisissable, prise dans un tourbillon sentimental entre trois hommes et une femme. Loin du simple vaudeville urbain, le film interroge les normes de désir, d’autonomie et de pouvoir féminin dans une société marquée par la domination patriarcale.
Avec Brooklyn comme décor vivant, presque personnage à part entière, Spike Lee posait d’emblée les bases d’un cinéma de quartier, de terrain, vibrant et profondément enraciné dans les réalités afro-américaines. Ce premier long-métrage, à la fois drôle, audacieux et intellectuellement engagé, ouvrait une voie jusque-là presque inexplorée : celle d’un regard noir sur des existences noires, racontées par elles-mêmes.
L’ébullition sociale : Do the Right Thing (1989)
Si She’s Gotta Have It révélait un cinéaste prometteur, Do the Right Thing imposa un auteur majeur. Toujours à Brooklyn, sous une chaleur écrasante, Spike Lee orchestre un crescendo de tensions raciales autour d’une simple pizzeria de quartier. Mookie, incarné par le réalisateur lui-même, devient le témoin – et l’acteur – d’une journée où tout dérape. Violence, silence, colère : l’Amérique urbaine de la fin des années 80 explose à l’écran.
Ce film incandescent, rythmé par Public Enemy et leurs cris de guerre politiques, reste d’une actualité brûlante. En dénonçant les violences policières, en explorant les préjugés ordinaires et les fractures communautaires, Spike Lee offre une œuvre à la fois explosive et profondément humaine. Le chaos final laisse le spectateur face à une question brûlante : qu’est-ce que “faire ce qu’il faut”, dans un monde où la justice semble constamment biaisée ?
Héros et Histoire : Malcolm X (1992)
Raconter Malcolm X, c’est embrasser une trajectoire de métamorphose, de radicalité, de foi et de lutte. Avec Denzel Washington dans le rôle-titre, Spike Lee signe un biopic grandiose, lyrique, déchirant. Des ruelles sombres de Boston aux mosquées du Caire, le film retrace chaque étape de la vie de l’icône panafricaine avec une précision presque documentaire et une puissance émotionnelle rare.
Mais Malcolm X dépasse le simple portrait. C’est une fresque sur la condition noire, un miroir tendu à une nation incapable de faire la paix avec son propre passé. Washington livre ici une performance monumentale, qui l’aurait dû lui valoir l’Oscar. Quant à Spike Lee, il y déploie une mise en scène ample et élégante, rendant hommage à l’héritage cinématographique classique tout en réécrivant son propre canon afro-américain. Une œuvre-pivot, où l’art rejoint la mémoire.
Road movie introspectif : Get on the Bus (1996)
Ils sont quinze. Quinze hommes noirs montés dans un bus pour rallier Washington D.C. et participer à la Million Man March. Mais au-delà du trajet physique, c’est un véritable voyage intérieur que propose Get on the Bus. À travers une galerie de personnages issus de tous les milieux – un policier, un homosexuel, un ex-détenu, un étudiant – Spike Lee donne à voir la multiplicité des identités noires américaines, dans toute leur richesse et leurs contradictions.
Plus discret que ses autres films, Get on the Bus n’en est pas moins essentiel. Il mêle l’intime et le politique, le collectif et l’individuel, et brise l’illusion d’une “masculinité noire” monolithique. Le bus devient microcosme, confessionnal, scène de confrontation et d’espoir. Rarement le cinéma américain aura autant donné la parole à ceux qu’il choisit d’ignorer. Et encore une fois, Spike Lee offre une narration sans fard, ancrée dans une réalité brûlante.
Le triomphe et la satire : BlacKkKlansman (2018)
Il aura fallu attendre plus de 40 ans pour que l’Académie récompense enfin Spike Lee d’un Oscar pour un film. BlacKkKlansman est ce couronnement mérité. Tirée d’une histoire vraie, cette comédie noire retrace l’infiltration improbable du Ku Klux Klan par un policier noir, Ron Stallworth, aidé par son collègue blanc. Avec John David Washington et Adam Driver en tête d’affiche, le film balance entre burlesque grinçant et lucidité politique acérée.
Ce qui frappe, c’est l’intelligence du montage, la finesse du discours, la violence sous-jacente que Spike Lee révèle sans jamais en faire trop. L’ironie mordante du film n’empêche jamais l’indignation. En fin de métrage, le réalisateur superpose les images documentaires de la marche néonazie de Charlottesville à celles de son récit fictionnel, brisant toute frontière entre hier et aujourd’hui. Résultat : un électrochoc cinématographique, un miroir dressé face à l’Amérique contemporaine.