Le premier ouvrage du créateur italien Alessandro Michele, en collaboration avec le philosophe Emanuele Coccia, dépasse le cadre traditionnel de la mode. À travers “La Vie des formes”, les deux auteurs engagent une conversation philosophique qui révèle la mode comme un art total, un outil d’exploration existentielle et un nouveau chamanisme contemporain.
Une mode philosophe et visionnaire
Dès ses premiers pas chez Gucci en 2015, Alessandro Michele a suscité l’étonnement par son approche à contre-courant. En convoquant les noms de Giorgio Agamben ou Roland Barthes dans ses défilés, il a imposé une lecture intellectuelle de la mode, souvent perçue comme frivole. Ce 21 mai 2025, à l’Institut culturel italien de Paris, il présentait avec Coccia la version française de La Vie des formes, un manifeste qui fait dialoguer style et pensée.
Dans cet ouvrage édité chez Flammarion, la mode devient un laboratoire vivant d’idées. Elle est, selon Michele, le miroir de nos existences. La philosophie y trouve son langage naturel, son expression corporelle. Le dialogue avec Coccia y est fluide, inspirant, et transcende le vêtement pour toucher à l’être.
Le réenchantement par l’objet vêtement
Pour Coccia, la mode souffre d’un déficit d’“aura”, concept cher à Walter Benjamin. Loin d’une simple marchandise, le vêtement devient dans La Vie des formes un vecteur d’incarnation, un moyen de réenchanter notre relation à nous-mêmes. Contrairement à l’art contemplatif, la mode s’habite et se vit.
Alessandro Michele conçoit chaque pièce comme une relique animiste, chargée de vie et de sens. Pour lui, le vêtement est un uniforme chamanique, un portail entre mondes, qui permet à l’individu de voyager dans des identités potentielles, fluides et non normatives. Une vision incarnée de la métamorphose.
Au-delà du genre : une identité fluide
L’ouvrage se fait aussi manifeste contre la binarité de genre. Michele, s’appuyant sur la mythologie antique et la pensée de Platon, imagine une esthétique du neutre, dépassant l’androgynie pour accoucher d’une véritable pluralité identitaire. La lavallière, accessoire évoqué dans le défilé “Carte du tendre”, devient symbole mouvant de cette fluidité.
En 2018, avec son défilé “Cyborg”, Alessandro Michele pousse encore plus loin cette idée en dialoguant avec Donna Haraway. Il pense une mode post-humaine, déconstruite, hybride. Chaque pièce devient un manifeste pour l’inclusivité radicale, une armure identitaire sans carcans.
Syncrétisme contemporain et temps déplié
Inspirés par Giorgio Agamben, Coccia et Michele abordent le vêtement comme médium du contemporain. Selon Agamben, être contemporain, c’est habiter le décalage avec son temps, un anachronisme fécond. Michele incarne cela à travers son style alchimique, mêlant Rome antique, modernité et pop culture.
Né à Rome, Michele y puise un imaginaire où cohabitent forum impérial et Apple Store. Cette juxtaposition devient un acte créatif : la mode mélange, superpose, réveille des mondes endormis. Elle est syncrétisme impur, kaléidoscope d’époques et de cultures.
La Vie des formes n’est pas seulement un livre de mode. C’est une pensée à porter sur soi, un manifeste de liberté identitaire et esthétique. Alessandro Michele et Emanuele Coccia réhabilitent la mode comme espace de transformation de soi, comme art vivant au cœur de notre époque confuse. Un ouvrage nécessaire, aussi audacieux qu’enchanteur.