Dans l’atelier feutré de Séoul, Keunmin Lee transforme ses hallucinations en toiles saisissantes, où la chair exsangue et le sang s’entrelacent pour révéler la violence sociale et intime, questionnant notre regard et notre corps avec une intensité viscérale.
Immersion sensorielle : la chair comme langage
Keunmin Lee puise dans les méandres de ses expériences psychiques pour créer des toiles où le toucher précède la vision. Il n’évoque pas des formes nettes, mais restitue le souvenir tactile d’organes, de fluides, de textures organiques. Ses compositions, oscillant entre rouges profonds, bruns sombres, verts-de-gris et blancs froids, évoquent un univers intérieur sensiblement habité par la souffrance, où la chair se fait langage sensible.
Ainsi, des toiles comme Body Construction I (2024) nous entraînent dans un voyage intérieur sans limites, où le corps n’a ni frontière ni enveloppe. L’artiste fait du ressenti la clef de lecture de ses œuvres, cherchant à impliquer le spectateur au niveau sensoriel : on ressent la viscosité, la tension, le traumatisme, comme si l’on effleurait la surface même de la douleur.
La peinture comme geste politique
Par son art, Lee cherche à dévoiler la structure invisible de la violence contemporaine. Il ne peint pas des agressions, mais cette sensation brute d’être traversé par un mal social – qu’il s’agisse de la maladie mentale, de la catégorisation clinique, ou de la rationalité aseptisée de l’institution psychiatrique. L’expérience visuelle se fait donc tactile, quasi agressive, renvoyant le public à l’impératif de ressentir plutôt que de comprendre.
Bien que personnel, son geste revêt une dimension profondément politique. Lee met en avant la violence induite par la définition sociale : chaque étiquette – handicap, pathologie, altérité – est un outil de marginalisation. Pour lui, l’art devient un moyen de résister à ces assignations en portant les corps blessés au centre du débat, en rappelant à tous que la chair, malgré tout, s’obstine à exister.
Héritage intellectuel et soin des marges
Dans son questionnement, Keunmin Lee s’inscrit dans une lignée intellectuelle exigeante. Influencé par Edward W. Said, il questionne les mécanismes de l’orientalisme et de l’exclusion au prisme du post-colonialisme. Sa lecture foucaldienne de la folie comme mode de contrôle social structure son travail autour de l’idée de visibilité : qui a le droit d’être vu, qui doit rester dans l’ombre ?
Le diagnostic de trouble borderline, posé il y a plus de vingt ans, reste pour lui un carcan froid. Lee fait de ce diagnostic une plateforme critique : en exposant la frontière entre normalité et maladie, il révèle la violence inhérente à toute rationalisation de la psyché. Son art invite donc à penser les corps fragiles non pas comme des objets de psychologie clinique, mais comme des sujets politiques, porteurs d’une expérience que le monde préfère souvent ignorer.
Matérialité, mémoire et guérison
La série Connected Skin propose une cartographie de la vulnérabilité. La chair, à la fois fragmentée et reliée, se présente comme un archipel de cicatrices, de vaisseaux, de lignes sanguines. Face à ces tableaux, le spectateur est littéralement aspiré : son corps entre dans l’œuvre, traverse la surface, se confronte à ses propres limites. L’absence de contexte social accentue cette immersion : nous sommes face à un corps pur, débarrassé de toute narration extérieure, confronté à sa seule matérialité.
Dans ses formats plus petits, amplifiés par des films plastifiés craquelés ou des lavis en palimpseste, Lee introduit une temporalité de la guérison. Les bleus et verts atténuent progressivement les hématomes et les rougeurs, comme si le temps apaisait les blessures. La peinture à l’huile devient alors un traitement – un soin lent, introspectif, qui déploie ses effets dans l’épaisseur du pigment.
Keunmin Lee offre avec sa peinture une réponse radicale à la médicalisation et à la marginalisation des corps fragiles. En transformant l’hallucination en témoignage, la douleur en texture, et la folie en gestation artistique, il fait de l’art un acte de résistance. À travers ses œuvres, c’est tout un pan de l’humain – brut, vulnérable, viscéral – qui reprend place sur la toile. En nous confrontant à ces images de chair et d’émotion, Lee nous pousse à repenser notre rapport à la normalité, à la différence, et à reconnaître ce que les mots, souvent, ne peuvent exprimer.